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Encore un pont à traverser (2010)

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Papier: 32,95 $

ePub: 17,99$

Encore un pont à traverser est une fable sociale où l’auteure explore les thèmes du racisme, de la justice sociale, de l’homophobie, de la sagesse des vieux et de la fougue des jeunes dans une lutte pour un monde meilleur, à travers des intrigues serpentant entre deux sociétés – les Cabochés et les Zédés – vivant dans la même vallée ; à travers des personnages qui naviguent entre le monde des principes et celui des lois et des règlements ; et à travers des histoires d’amour… interdites, bien sûr.

Publié par Libre Expression

Prologue

Un soir de l’été 2008, assise avec les huards du lac Mégantic, j’écoutais les nouvelles de Montréal. Mon mari, un Sud-Africain d’origine indienne, pêchait au bout du quai, et mes enfants, des « hybrides », comme mon fils aime se définir, jouaient dans l’eau. Tandis que je sirotais ma bière rousse sur la balancelle, on annonçait à la radio des émeutes à Montréal-Nord, à la suite de manifestations visant à dénoncer la mort de Freddy Villanueva, un jeune hispanophone de dix-huit ans tué par un policier dans le parc Henri-Bourassa. Une erreur.. Ce qui me frappa ne fut pas les voitures incendiées, ni les commerces vandalisés, ni les vingt effractions, ni les trente-neuf méfaits commis. Comme dans toute émeute à travers le monde, il y a toujours des malfaiteurs qui profitent de la situation. Non, ce qui me frappa fut une toute petite phrase du journaliste : il disait que les manifestations avaient été regroupés selon leur race et leur origine ethnique. J’ai arrêté de me balancer, atterrée. Depuis deux décennies, je suis témoin des terribles dégâts laissés par la séparation des races en Afrique du Sud, et des efforts extraordinaires pour secouer l’héritage de l’apartheid. Apprendra-t-on jamais à vivre ensemble ? me demandai-je alors.

Et puis, Ozalée apparut à mes côtés. Elle se présenta comme une Abénaquaise native de Lazed, une ville que je ne connaissais pas et que, m’avertit-elle, je ne trouverais sur aucune carte. Ozalée connaissait très bien les Sud-Africains et, à Lazed, elle avait aussi vécu une forme d’apartheid.

– Tout a commencé en 1863 lorsqu’on a découvert un diamant dans des débris glaciaires en Ontario, me raconta-t-elle. La planète était à l’heure de la course aux pierres précieuses. Pendant mille ans, l’Inde avait été le seul fournisseur de diamants. Enuite, à partir de 1725, il y avait eu le Brésil. L’Afrique du Sud, vous le savez sûrement, n’a trouvé son premier qu’en 1867. André Joubert, un prospecteur afrikaner, descendant des huguenots français qui ont immigré en Afrique du Sud au XVIIe siècle, quitta son pays en 1863 – lorsqu’il apprit la découverte du diamant ontarien – et vint explorer nos régions, mais il trouva quelque chose de bien plus précieux qu’un diamant.

Ozalée fit une pause.

– Il trouva la riche vallée de Lazed. Et la femme de sa vie. Il décida d’y rester. Quatre ans plus tard, en 1867, André Joubert fondait la nouvelle ville indépendante de Lazed.

Ozalée me regarda droit dans les yeux, un regard presque palpable.

– Vous savez, l’amour peut nous faire faire de bien grandes choses.

– Ah ! Ça, je le sais, lui répondis-je en regardant mon mari sur le bout du quai.

Ozalée continua son récit.

– Notre vallée est unique, car elle recèle trois grandes richesses : la lavande, la pruche et le sirop d’érable, dont nous, Abénaquis, avons développé la production depuis des siècles.

Elle se redressa sur la balancelle.

– Du haut des airs, le lac Lazed ressemble à un A presque parfait dont l’île en forme de Z occupe le haut de la lettre qui est géographiquement couchée sur le côté, la pointe franc ouest.

Ozalée avait les bras en forme de triangle, le bout des doigts des deux mains se touchant pour former une pointe qu’elle coucha sur le côté gauche.

– Vous comprenez ?

– Oui, lui assurai-je.

Elle continua.

– Le lac, avec les montagnes qui le caressent, semble être tombé tout doucement dans une vallée d’ouate mauve, dont le fond est une grosse masse liquide bleu cristal.

Ses bras s’ouvrirent et descendirent à la manière d’une ballerine qui termine une pose.

– Jusqu’en 1867 selon les histoires que nous racontons depuis des générations, la « vallée mauve », comme on appelait notre région, respirait la liberté. Nous y vivions pacifiquement avec des Noirs, des familles d’anciens esclaves qui s’étaient enfuis lors de la guerre avec les loyalistes. André Joubert envisagea d’une toute autre façon le futur de notre vallée. Il avait en tête ce qui se passait dans son pays natal et considéra les Indiens et les Noirs comme une réserve de main-d’œuvre pour exploiter les riches ressources naturelles de Lazed. Lorsqu’il se proclama premier maire de Lazed en 1867, il divisa la ville en vingt-six caboches, une pour chaque lettre de l’alphabet.

– Caboche ?

– Oui, caboche – c’est le nom par lequel nous désignons un quartier regroupant des gens de même statut social… et génétique. Comme une caboche d’ail qui regroupe des gousses semblables les unes aux autres.

Ozalée précisa sa pensée en me donnant des exemples.

– Le maire, les médecins et quelques grands hommes d’affaires, tous des Blancs, habitaient dans la caboche A. Dans la B, il y avait des avocats, des notaires, d’autres hommes d’affaires, et plus on descendait dans les caboches, plus la peau devenait foncée et moins on occupait un travail réputé et important. Ainsi, dans la caboche Z, il n’y avait que des Noirs et des pauvres. Comme nous habitions du côté des érables qui poussent sur le côté sud-est du lac, André Joubert nous imposa d’y vivre lorsqu’il divisa sa ville.

Ozalée m’expliqua que la ville avait été divisée en deux sections – les caboches A à L, jusqu’à la rivière Lazed, et, de l’autre côté du pont, les caboches M à Z – et en cinq zones, séparées par les quatres rivières qui se jettent dans le lac. Le maire Joubert s’était servi de ces repères géographiques pour diviser Lazed et l’ordonner de façon impeccable. La première zone se composait des caboches A à F, jusqu’à la rivière Dunham, et la deuxième des caboches G à L, jusqu’à la grande rivière Lazed. Dans la deuxième section, il y avait trois zones : M à Q, jusqu’à la rivière Grondin, R à V, jusqu’à la rivière Zénon, et W à Z, au-delà de celle-ci.

Ozalée s’arrêta et me demanda si j’avais bien compris. Pour résumer, elle m’expliqua qu’elle venait de la caboche W, située dans la deuxième section et la cinquième zone. Elle sortit une feuille de papier et un crayon de son sac, qui semblait contenir un manuscrit, et me dessina une carte que j’examinai quelques instants. Puis elle me raconta l’histire de Lazed.

Épilogue 

Ozalée termina son récit, se leva et mit sur son épaule le sac qui contenait son manuscrit, l’histoire qu’elle venait de raconter.

– Vous partez?

– Oui!

– Mais attendez! Ce n’est pas fini!

Elle me sourit. Je lui demandai :

– Et qu’est-il arrivé aux autres?

– Comme qui?

– Je ne sais pas, moi. Tariste et Pérette, par exemple.

– Ils sont mariés, et aux dernières nouvelles elle était enceinte. Ils sont heureux. Chacun parle de son jumeau préféré, ils se comprennent. Comme Bernard et Nantal d’ailleurs, qui partagent la même cellule et se consolent en parlant chacun de leur héros.

– Et le docteur Mailloult?

– Il est retourné dans son labo. Il fait maintenant des expériences avec des lumières vertes.

– Le curé Audet?

– On lui a pardonné. Il a écrit au pape au sujet du mariage des prêtres. Il attend toujours une réponse.

– Bérédine?

– Elle travaille avec Rosaline, pour les vieux sages, à la maison Joubert dans la caboche A. Elle s’est enfin fait un petit ami!

– Et Gros-Jean? Il revient un jour?

Ozalée sourit encore et me tendit la main. Je la serrai, je ne voulais pas la laisser partir. Ses doigts glissèrent. J’essayai de la retenir.

– Où allez-vous, comme ça?

– J’habite avec mon fils et son mari. C’est leur anniversaire de mariage.

– Et où habitez-vous?

– Là-bas, rue Saint-Zotique.

Elle se retourna, me salua de la main et dit en disparaissant :

– Au moins, mon Z est un sait!

Son rire résonna sur le lac.

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